À propos de la rétrospective Simon Hantaï : quelques questions
Art Press n°402 – juin 2013
La rétrospective Simon Hantaï au Centre Pompidou (jusqu’au 2 septembre 2013), tant attendue, suscite beaucoup de réactions. À la suite de notre supplément qui accompagnait notre n°401, nous avons également publié dans le n°402 un article du galeriste et historien d’art Paul Rodgers. Cette fois, c’est un peintre, Stéphane Bordarier, qui nous propose sa lecture d’une œuvre qui a beaucoup compté pour la génération à laquelle lui-même appartient.
Pour ma génération, comme pour celle qui la précède, l’œuvre de Simon Hantaï était incontournable. C’est à l’abbaye de Sénanque, pendant l’été 1981, que je vis pour la première fois un ensemble de Tabulas, toiles libres agrafées au mur, qui me fascinèrent autant par ce qui y était peint que par la méthode qui avait été mise en œuvre. Ces toiles fines, légères et mouvantes sur le mur, ne se présentaient pas tout à fait comme des tableaux : des peintures profondes mais sans raideur ; dansantes.
Simon Hantaï renouvelait notre perception en proposant des peintures à la fois inscrites dans une lignée proprement picturale – Cézanne, Matisse – et s’en revendiquant, et légèrement déplacées, en niant même une des constantes : la tension de la toile sur châssis. L’absence de châssis était un des éléments lisibles de ce déplacement. La fragilité propre à cette toile fine, légèrement enduite puis nouée et peinte d’une couche liquide et mince de couleur, avant d’être dépliée, participait au sentiment de nouveauté, d’étrangeté : des objets proches du tableau, de la peinture mais pas tout à fait ; ou plutôt : très exactement de la peinture, mais sur un territoire inconnu. Même si le nœud du travail n’était pas là, la légèreté de l’objet que nous avions sous les yeux, son absence de richesse, son évidence première – un morceau de tissu – jouaient en faveur de la nouveauté, de la fraîcheur (Une fraîcheur que l’on peut aujourd’hui, après avoir vu l’exposition du MNAM, associer à la toile des Baigneuses, de 1949). Je crois que les questions que posait alors ce travail provenaient de la méthode qui l’avait permis (produit), et de ce que sa présentation soulignait – sans insistance – de ladite méthode.
Or, dans les années qui suivent, les mêmes peintures seront systématiquement présentées tendues sur châssis, en respectant la volonté du peintre.
Je ne pense pas que la présentation des Tabulas sans châssis, par Hantaï, dans les expositions jusqu’aux années 1981-1982, ait répondu à une contrainte économique, comme on a pu l’avancer : la galerie Jean Fournier est puissante, le pavillon français de la Biennale de Venise bénéficie des moyens d’une représentation nationale, et Sénanque est la vitrine du mécénat de Renault : tout cela permet la commande de quelques châssis, même imposants. Il serait intéressant de se poser la question plus avant, et de se demander pourquoi Simon Hantaï décide d’abord de présenter les Tabulas sans châssis, puis revient sur cette idée (après son « retrait ») et insiste pour que les tableaux de cette époque soient tous montés.
La question du châssis
Dans les années qui précédent, lesMariales, ou les Panses, puis les Meuns, sont des peintures travaillées selon la méthode du pliage. La peinture réalisée, la toile est dépliée et montée sur un châssis, pour sa présentation. Mais Simon Hantaï accumule les photos d’atelier, très mises en scène, qui présentent la toile au stade précédant son dépliement, ou au stade qui le suit, mais avant le montage sur châssis. Les années 1960 et 1970 abondent en photos de ces sacs pendant du mur de l’atelier, des toiles détendues superposées sur le mur, ou en partie dépliées et posées sur l’herbe, etc. Ces photographies sont souvent utilisées pour des cartons d’invitations ou pour illustrer les catalogues d’exposition. Contrairement aux travaux que je viens de mentionner, les Tabulas sont photographiés au stade du dépliage mais seront aussi présentés dans le même état lors des expositions. Aplatis, lissés, repassés mais non montés sur châssis. Lors de la donation de 1997 au MAMVP, Simon Hantaï écrit dans le catalogue : « Depuis le début, les pliages étaient destinés au lissage, au maximum de lissage possible. Les peintures de 1960-1962, faites avec des peintures industrielles à vernis lourds, ont résisté à cet aplatissement, à l’élimination des inégalités de surface que laisse le pliage. J’ai tout fait, construit des châssis, mouillé la toile ; je l’ai tendue et clouée. Si j’avais eu les moyens, je les aurais réentoilées et repassées. Je ne veux pas de ces inégalités de surface, de ces naturalisations. Pas de miroir ni trace de peigne fin ». Jean Fournier fera le tour des musées et des collectionneurs ayant acquis une peinture pour demander et favoriser la mise sur châssis des Tabulas. Alfred Pacquement a raison de souligner à ce propos (catalogue du Centre Pompidou, 2013, p. 203) que S.H. souffrait de voir son travail assimilé à celui de Supports/Surfaces du fait de voisinages formels, dont celui de l’usage d’une toile non tendue était certainement un des plus visibles. Quelques textes parus à cette époque et faisant cet amalgame lui seront pénibles. Si l’on s’explique alors en partie sa volonté de retour au châssis, cela ne règle pas la question posée par l’exposition, jusqu’aux années 1981 et 1982, de peintures présentées sans châssis, et de ce que cette présentation, ce choix de présentation signifiait pour le peintre.
J’ai parlé des photos des peintures non tendues qui ont été choisies par Simon Hantaï comme illustrations ou pour des invitations. Comme le film réalisé par Jean–Michel Meurice en 1977 avec le peintre, elles énoncent l’importance pour Simon Hantaï de montrer la méthode, de présenter une attitude. Le déplié, non tendu, est un stade du travail qui doit être vu, qui est parlant. La fabrique de la peinture n’est pas occultée, mais mise en avant. Ces images choisies par lui privilégient une action, une succession d’actes plus qu’un objet d’art, fini. C’est peut-être en reliant la présentation sans châssis des Tabulas dans les années 1980 à ces images d’atelier des années précédentes, que l’on comprendra quel chemin avait été pris par le peintre, auquel il renonça par la suite.
Une œuvre en permanent conflit
Simon Hantaï s’est toujours efforcé, depuis ses démêlés avec André Breton, de contrôler le rôle qui lui était donné dans l’histoire de la peinture de son siècle. Cela au prix de masquages. Mais l’œuvre déborde aussi d’aveux qui complètent et outrepassent le discours du peintre.
Je n’avais jamais vu jusqu’ici combien les Mariales sont un travail de pliage sur une toile préparée et peinte comme un dripping de Pollock. Deux temps : faire un dripping, petits filaments de couleur noire, et magmas plus épais, comme sur l’original, taches et éclaboussures, puis plier et peindre. Je n’avais jamais vu à quel point est assumée la violente idée de l’Héritage. On dit parfois que la peinture est une question de digestion – digérer les maîtres, les modèles. Ici, c’est l’indigeste même : Pollock, aucune digestion possible, donc le recracher direct sur la toile, et peindre par-dessus, c’est-à-dire après. Je trouve cela d’une force paradoxale incroyable : rien de masqué. Comme rien ne masque l’arrivée des grands nus bleus de Matisse, ou des fragments des gouaches découpées. Pollock sous Matisse. Paradoxe : faire œuvre nouvelle en ne faisant que mettre Pollock sous Matisse. Qui peut oser cela, enfouir l’un sous l’autre deux des plus grands peintres qui l’ont précédé ? Bien sûr, tout cela est connu, mais ce que montre avec force cette exposition, c’est le tragique d’une œuvre se développant en permanent affrontement, en permanent conflit avec ce qu’il s’agit de dépasser. Simon Hantaï œuvre dans ce qu’il considère comme l’unique chemin possible, qui vient de Pollock, et passe par Matisse – ou le contraire, dans un va-et-vient permanent, que l’on pourrait décrypter de tableau en tableau. C’est cela qui DOIT, pour S.H., être écrit : il existe un devoir historique, une nécessité portée par une histoire à sens unique, sans échappatoire.
« Toujours et encore les ciseaux et le bâton trempé », dit-il. Toute autre tentative est à côté de la plaque, un détour, du temps perdu. Il faut revenir sans cesse à eux, dans tous les moments de l’œuvre. Il y a autant d’amour que de volonté de détruire dans cette attitude-là, exemplaire d’un désir de faire œuvre. Dans cet affrontement, bien peu de place est laissée au « hasard ».
Laissées et drippings : une parenté
Dans les grandes séries de Meuns ou de Tabulas, c’est au contraire un contrôle très grand qui s’exerce. Certes, de petits accidents, toujours : une coulure, une trace de pli, un enfouissement de la couleur, un manque, une irrégularité, mais la forme, le dessin d’ensemble est, lui, d’une grande régularité : il est contrôlé par le peintre. Pour les Meuns, à quelques exceptions près, une figure centrale, à quatre, cinq ou six grands pétales arrondis vers l’extérieur (en particulier vers les coins de la toile), et brisée vers son centre. Simon Hantaï veut que naisse du pliage un certain type de forme, qui, en l’occurrence l’apparente à Matisse. Il plie d’une certaine façon. Peut-être en réaction à cet effet mimétique, les Tabulas, qui suivent, présentent une régularité au cordeau, aucune distorsion dans la disposition des formes peintes l’une par rapport à l’autre. Seules quelques nuances de couleur et les effets de brisure dus aux plis sont « hasardeux ». Le choix de composition est un élément fondamental du travail de Simon Hantaï. Les Laissées, ses dernières peintures, en sont une preuve supplémentaire.
Simon Hantaï choisit une forme peinte au sein d’un Tabula, sectionne le fragment au cutter, raboute de la toile blanche autour de ce morceau de peinture, recomposant un tableau, et remonte l’ensemble sur châssis, recadré.
Si l’on fait fi de la doxa hantaïenne sur l’utilisation du « hasard », les Laissées, n’apparaissent plus contradictoires – par leur souci de re-composition – avec le reste de l’œuvre, mais au contraire succèdent logiquement aux Tabulas.
Comment ce peintre, qui, depuis le début des pliages, veut peindre en aveugle, « se couper les mains », vient-il, en portant un regard rétrospectif sur l’œuvre arrêtée quinze ans auparavant, à cette recomposition de la peinture, à un travail de composition dans la page blanche ? La grande Laissée verticale (309 x 230 cm, 1981-1995), toute vermiculée d’un réseau de coulures noires, est complétée à droite d’une bande de toile rajoutée. Un fragment choisi, isolé, coupé, marouflé remonté sur une toile plus grande, c’est-à-dire cadré, recadré, pareil à une figure sur un fond. Un fragment d’un Tabula noir, réalisé avec une couleur noire suffisamment liquide pour que nombreuses soient les coulures (le contrôle, encore), filaments courant dans les blancs, recomposé sur son large recadrage blanc. Le peintre, reconsidérant tout l’œuvre passé, reprenant les tableaux anciens avec le long recul du temps – quinze années – se rapproche au plus près de l’un des deux maîtres monumentaux qui ne l’ont jamais quitté, obsédé, et pas loin du tout de l’autre.
Comme il serait intrigant et passionnant de voir une de ces peintures ultimes à côté d’un des extraordinaires derniers drippings – figures de rêve en lacis de noir – de Jackson Pollock ! Portrait and a Dream (1953) présente sur une même surface deux « formes » drippées et peintes, distinctes, séparées, celle de droite comportant aussi la figuration d’un visage. Les Laissées, dernières peintures de Hantaï, paraissent formellement très voisines de ces ultimes peintures de Jackson Pollock.
De plus, on peut penser que les drippings « figuratifs » de Jackson Pollock pouvaient aussi dire le contrôle total que leur auteur exerçait sur le produit de sa technique hasardeuse. Ainsi se redouble la ressemblance formelle des Laissées avec les ultimes peintures de Pollock, leurs figures n’étant pas éloignées de ce qu’obtient Hantaï par son travail de recomposition iconique, presque figurale.
Il fallait, pour produire cette remise en cause de tout le discours de l’œuvre, une sacrée dose de courage au peintre, quitte à semer le désordre dans le jeu de quilles bien agencées de la doxa. Ce qui n’était certainement pas pour lui déplaire.
Stéphane Bordarier, mai 2013
La peinture sous verre
Stéphane Bordarier
Artpress n°299, mars 2004
Violet de Mars
Par leur technique, les peintures Violet de Mars s’apparentent à la fresque. Une couche de pigment posée sur une préparation à la colle va être fixée par la prise de cette colle. De même, dans la fresque, le pigment est fixé au mur par la prise de la chaux sur laquelle il a été appliqué. La prise de la colle me laisse peu de temps pour travailler. La transformation du ton de la surface, qui pâlit – un effet non seulement optique, mais tactile et sensuel – annonce ce début du séchage. Je suis « chassé » de la toile par la prise, c’est elle qui détermine l’achèvement du tableau. Le travail consiste, dans le temps ainsi imparti par une contrainte technique, à fabriquer la couleur sur la toile. C’est la fabrique de la couleur qui modifie le dessin intérieur et celui des limites de la forme. Fabriquer la couleur se fait sans aucune idée de composition ou volonté expressive ; la peinture occupe la surface pour manifester la couleur.
Au cours de ce travail avec le Violet de Mars je suis passé de la fabrication de formes s’appuyant sur les bords du tableau à une expansion de la couleur au terme de laquelle l’existence d’une forme est un résultat secondaire. La découpe de la forme devient dans ces peintures une limite aléatoire, évitant le recouvrement total de la surface par la couleur, le all-over (qui engagerait la peinture dans un autre espace, physique et mental). L’essentiel tient alors uniquement à la qualité particulière de la couche picturale. Ni imprégnation de la toile, ni film sur la surface, la couleur est un feuilletage de couches plaquées, collées au support, ramenées par la prise à un plan unique. Dans ses diverses parties, colorées ou non, le tableau présente une surface uniformément sèche, continue et sans épaisseur ; il n’en montre pas moins la succession des passages de couleur. La qualité particulière de la forme peinte est créée par sa profondeur, par l’espace compressé des couches colorées.
L’utilisation exclusive d’un pigment Violet de Mars ne témoigne pas d’un choix symbolique ou expressif. J’ai vu, en Ombrie, des champs de tournesols fanés. Peu avant la tombée du jour, le brun-gris des fleurs devient violet, ou plutôt d’une indicible couleur qui tend vers le violet en même temps que vers le gris et le brun. Le violet est renforcé par le jaune pâle des plantes. Lorsque l’on commence à s’habituer à la lumière, à sa subtilité, en s’efforçant de discerner la couleur, la nuit tombe et avec elle arrive l’impossibilité de voir. Il faut comprendre ceci sans romantisme, comme une expérience physique de la couleur. L Violet de Mars de mes peintures ne vient pas de cette sensation lumineuse, il y mène.
La surface des peintures est sèche, poudreuse, profonde et « plaquée » par l’effet de prise. La couleur est changeante à la lumière, et préparée différemment d’un tableau à l’autre.
Ces caractères superficiels, non reproductibles, sont essentiels à mon travail.
Stéphane Bordarier, mars 1997